Des ressources insuffisantes ?
Neuf compétences ont été transférées aux communautés rurales dans des domaines clef du développement tels que la santé, l’éducation, l’assainissement et l’eau, mais il est fréquemment relevé qu’elles n’ont pas les ressources humaines, matérielles et financières nécessaires à leur mise en œuvre.
Outre la dotation de l’Etat qui doit accompagner ce transfert de compétences, une des principales ressources du budget de fonctionnement des collectivités locales est constituée des recettes fiscales. Cependant le niveau de recouvrement des taxes et impôts locaux est très faible : le principal obstacle au développement de la fiscalité dans les collectivités locales serait la pauvreté des populations rurales [1]. N’est-ce pas un peu réducteur ?
Pour qu’elle soit viable, la décentralisation ne doit pas seulement être celle des compétences, mais aussi celle de l’activité économique. Outre la patente versée par les entreprises, les opportunités, pour la collectivité, de recettes directement liées au niveau de développement économique du terroir, sont variées : locations d’immeubles, produits des marchés, droits de stationnement, ramassage d’ordures, … Elles sont donc loin de se limiter à l’impôt per capita que constitue la taxe rurale : celle-ci ne devrait être que le catalyseur du développement local, la ressource propre de la collectivité sur laquelle elle peut s’appuyer pour concevoir et initier une stratégie visant à encourager l’émergence ou la consolidation sur son territoire d’activités qui seront les moteurs d’une dynamique économique durable.
On pourrait arguer qu’attendre de tels ressorts de la collectivité locale est une gageure car elle se heurte dans ses efforts à un terrible manque d’environnement structurant, dans lequel c’est à l’Etat qu’il revient d’investir ; mais est-ce là une position responsable ? Il est vrai que, même si aujourd’hui le territoire est couvert dans sa presque totalité par des systèmes de communication performants, l’absence de desserte correcte en routes et en services de base d’eau et d’électricité constitue un handicap majeur à l’investissement et au développement économique. Obstacle majeur, on ne peut que le constater et on doit y faire face avec réalisme, mais on doit se refuser d’en faire un obstacle absolu, pas plus que de la pauvreté des populations : on ne s’en sortira jamais si sans cesse l’indigence d’un côté et l’inefficience de l’Etat de l’autre sont opposés comme facteurs incontournables du non-développement.
La décentralisation doit être celle de l’initiative.
La vision que nous avons de notre avenir est notre première ressource
La pauvreté rend certes difficile la prise d’initiative. Mais il existe dans l’honneur que met l’homme, même le plus pauvre, à transmettre un héritage – ses savoirs, sa culture, son histoire, ses terres – à ses enfants, une énergie extraordinaire qui anime envers et contre tout son espoir dans l’avenir, son refus de l’adversité [2].
Le transfert de compétences dont bénéficie la collectivité locale, et le statut d’élus de ceux qui en ont la charge, sont porteurs d’une attente de la part de l’Etat et des populations, mais aussi et surtout la marque sur ces derniers d’une lourde responsabilité sociale, celle de mobiliser cette énergie, de l’organiser et l’orienter vers un avenir auquel peut difficilement penser celui dont la précarité est le quotidien.
Prendre l’initiative pour impulser au sein du terroir une nouvelle dynamique, c’est d’abord se réapproprier la définition des objectifs et des priorités. Cette tâche essentielle, description d’une vision de l’avenir, est aujourd’hui confiée à des « experts » recrutés et évalués par des programmes nationaux sous l’influence puissante de sources de financement exogènes. Sous le couvert de processus participatifs dont les méthodes relèvent plus de la gesticulation que de la facilitation de la parole, la finalité de ces missions d’ « appui » est bien plus de coller un « cadre logique » imposé sur le paysage local que de restituer les enseignements d’une écoute patiente et de contribuer à un réel renforcement des capacités humaines, techniques et financières des collectivités à piloter le développement local [3] .
L’expression des besoins, l’analyse des contraintes, des capacités et des ressources, la décision quant aux priorités relèvent d’un processus de longue durée que seuls peuvent conduire les élus locaux. Mais combien de présidents de conseils ruraux ont-ils eux-mêmes présenté aux populations qu’ils représentent, sans assistance, le contenu de ces « plans de développements » ? La participation des populations à l’élaboration d’une stratégie locale de développement ne peut être menée efficacement par des consultants de passage.
Les écarts énormes entre les investissements prévus au budget des communautés rurales (définis d’après leur ‘plan de développement’) et les financements réellement mobilisés donnent une illustration de l’irréalisme de ces plans, de l’absence d’esprit critique des élus locaux à leur égard, mais aussi du caractère artificiel de ce ‘partenariat’ qui a conduit à leur élaboration sans aucun engagement à en faciliter et accompagner l’exécution.
Le premier transfert de compétence doit être celui de la conception de la stratégie locale de développement. Certes, les conditions d’accès aux ressources extérieures sont une contrainte à intégrer, mais elles ne peuvent dicter l’élaboration d’un projet d’avenir mobilisateur.
Le défi de la participation des populations au financement du développement
Pour promouvoir les objectifs de développement définis par elle, la collectivité doit disposer de ressources propres qu’elle pourra affecter aux priorités qu’elle aura elle-même décidées. Et c’est là que l’impôt de base, la taxe rurale à laquelle chaque personne adulte est soumise, joue un rôle essentiel. Ce n’est pas son montant, de seulement 1000 FCFA par personne et par an, qui constitue un obstacle à sa mobilisation, mais la motivation à le libérer au profit de la collectivité. Le faible taux de recouvrement de cette taxe n’est-il pas finalement qu’à la hauteur de la participation réelle des populations à l’élaboration du plan de développement local ? Pourquoi financeraient-elles quelque chose auquel elles n’adhèrent pas, qui ne leur appartient pas ?
C’est dès le plus jeune âge qu’autrefois la communauté, à travers divers processus initiatiques, forgeait au plus profond de l’individu le sens de sa responsabilité sociale. Cette mission incombe désormais à l’école, ainsi que l’énonce le 7ème principe des droits de l’enfant [4]. Dès lors, l’action éducative devrait être au cœur du plan local de développement, conçu non comme le plan de sauvetage d’une population s’effondrant sous la pauvreté mais comme une projection vers l’avenir, faisant de l’éducation l’axe structurant de sa stratégie de renforcement des ressources humaines. Mais l’éducation est le parent pauvre des budgets communautaires. En dehors de la construction de salles de classes - sur financement extérieur – qui se préoccupe de l’esprit qu’on y insuffle ?
Le financement extérieur, devenu une fin en soi alors qu’il n’est qu’un moyen, induit une dépendance qui brise les ressorts d’un développement durable.
S’ils veulent affranchir la collectivité locale de cette dépendance, les élus qui en ont la charge doivent gérer efficacement les maigres ressources disponibles, de susciter et entretenir sans relâche la confiance car le moindre soupçon provoque un repli rapide et pour un long moment de chacun sur sa misère, telle la tortue dans sa carapace. Le plan de développement devrait non seulement être élaboré en concertation étroite avec les représentants de chacun des villages qui composent la communauté rurale, mais sa mise en œuvre devrait de plus les mettre face à leurs propres responsabilités en étant étroitement liée à la mobilisation financière effective de ces villages.
C’est seulement en investissant conjointement dans l’éveil chez les jeunes de leur responsabilité sociale et dans l’organisation d’une participation active de leurs parents à la vie de la collectivité que l’on peut espérer briser définitivement le cercle vicieux de la pauvreté.
Un développement local durable
S’investir dans la promotion d’un développement local est un véritable défi qui ne peut être relevé sans une confiance irréductible en l’avenir, sans croire à la capacité des populations d’avoir une vision propre de leur avenir, à la capacité de leurs représentants d’impulser une orientation positive à cette vision. Des hommes l’osent, sans publicité, sans exiger que leurs efforts soient rémunérés, d’une quelconque façon, autrement que sur les résultats qu’ils auront produits. Leurs expériences, dès lors, ont valeur d’enseignement, de modèle.
« Les dynamiques rurales sont suffisamment riches, les enjeux du développement agricole suffisamment puissants, pour que nous n’ayons pas besoin de nous inscrire dans le sillage de modèles exogènes. Ne nous laissons pas balloter au gré de leurs enthousiasmes et de leurs échecs ! Le développement durable ne réside pas seulement dans des choix technologiques, mais il repose aussi sur la force de la vision que nous avons de notre avenir », proclamait le programme EESF [5] , exemple d’un partenariat fécond entre une organisation paysanne et un groupe d’experts et techniciens nationaux, dans sa chronique n°5 de juillet 2009.
Le défi, c’est d’abord de gagner la confiance des ‘bénéficiaires’ eux-mêmes. Paradoxalement, le plus pauvre est souvent le premier à être réticent, si ce n’est hostile, à toute idée de participation à une initiative émancipatrice, à l’effort qu’elle lui demandera de fournir, car il trouve son intérêt dans les dépendances auxquelles il est soumis. La misère, comme la carapace de la tortue, ne permet pas de se développer, mais elle protège en quelque sorte. Protection illusoire pour celui qui est à l’extérieur et perçoit le risque qu’elle soit écrasée, mais sécurisante pour celui qui s’y enferme.
Contrairement aux infrastructures que l’on peut faire jaillir presque en un clin d’œil du sol, il faut du temps pour permettre à une approche fondée sur le partage de la responsabilité sociale de produire des résultats tangibles. Un temps incompatible avec l’efficience et l’efficacité recherchées par les ‘partenaires’ financiers internationaux : un temps que n’ont pas les ‘projets de développement’, ni les ‘experts’ en ‘mission’. Un temps que les investisseurs, embarqués dans une logique de maximalisation de leurs profits, n’ont pas laissé ou voulu laisser à la communauté rurale de Fanaye, lui imposant un rythme d’évolution qui l’a amenée au bord de l’implosion.
Si elle est nécessaire à la conception et à l’accompagnement d’une dynamique locale de développement, la contribution de ressources humaines et financières exogènes devrait, pour être crédible, partager le risque associé au pari sur l’avenir qui est proposé. Les ressources englouties dans des études qui resteront sans lendemain pourraient être plus utilement consacrées à faciliter l’investissement d’entreprises sur le terroir de la communauté rurale dans le cadre de partenariats solidaires et équitables. C’est ce qu’enseigne l’expérience du programme EESF dans le département de Foundiougne (région de Fatick).
Le morcellement des collectivités locales que l’on observe depuis quelques années, est sensé faciliter un rapprochement des conseils ruraux et de leurs administrés, essentiel pour responsabiliser ceux-ci dans la gestion des affaires locales. Il rend cependant plus difficile l’établissement de partenariats économiques ou techniques durables, car le potentiel économique local n’est en général pas si important qu’il puisse être ainsi subdivisé et garder son attractivité, et il démultiplie le défi posé en matière de développement des ressources humaines. C’est une alternative à cette approche que recherche le conseil rural de Fissel (région de Thies), pour faciliter l’implication et l’investissement des populations dans un projet communautaire porteur de leurs attentes.
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