Ancrages
Lorsque je pense à la vie de ces enfants que j’ai vu grandir nu-pieds et insouciants, fonder à leur tour une famille et affronter les incertitudes du quotidien, à la vie de ces hommes et de ces femmes que j’ai vu vieillir et, souvent bien trop tôt, partir, je me demande qui est le plus démuni, de celui qui prétend détenir un savoir mais ne peut autre chose que constater la détresse, l’apaiser parfois mais sans jamais la réduire, ou de celui qui ne sait peut-être pas ce qu’il mangera demain mais dont la chaleur de l’accueil a le don de vous transposer dans un autre monde, et vous vous prenez à rêver de bonheur.
Deux humbles tombes ne cessent de m’attirer. Les souvenirs m’envahissent de la force, paradoxale tant ils semblaient pauvres, de cet homme et de cette femme qui y reposent. L’idée m’obsède que la respectabilité jamais ne s’appréhende en passant, à la va-vite, sur un simple coup d’œil, ni ne surgit d’un effet de manches. Ils ne possédaient absolument rien, et pourtant je les ai connus heureux, et je les ai vu s’imposer à un ordre social que d’aucuns prennent pour inamovible ; ils ne savaient ni lire ni écrire, et pourtant c’est de leur bouche que j’ai entendu de vrais hommages à la femme, et ils m’ont fait découvrir une culture si vivante qu’aucun livre ne pourra jamais en restituer la richesse.
Il m’a fallu du temps pour comprendre toute la profondeur du message que nous livrait, nous étions alors étudiants, Jacques Arrighi de Casanova, cet agronome éminent spécialiste de l’Amérique latine, nous distribuant son polycopié sur les systèmes d’irrigation : “vous êtes ingénieurs, vous savez lire... la plus grande chose que vous avez à apprendre, c’est à écouter et respecter les savoirs de ceux avec lesquels vous voudrez partager les vôtres”.
Le temps, justement, d’écouter et d’apprendre à respecter ceux qui disaient le monde différemment.
Il y a 25 ans, l’amorce d’une réflexion...
Dans ma bibliothèque, un livre relié cuir, le seul d’ailleurs, comme si celui qui me l’a offert avait voulu être sûr que je ne l’égarerai pas, s’est lentement recouvert de poussière. C’est un banal recueil d’articles, publié par l’ORSTOM en 1986 sous le titre “L’exercice du développement”. Pierre Verneuil, alors animateur du groupe de recherche “Maîtrise Locale du Développement” de l’Association Economie et Humanisme, m’avait invité à y apporter ma contribution.
Expérience passionnante, mais que peut-on vraiment partager, qui vaille la peine d’en garder mémoire, quand on ne connaît encore rien du monde ? Seul est resté le riche souvenir de ces hommes passionnés, engagés de tout leur être dans une recherche jamais assouvie des savoirs des autres, quels qu’ils soient, sans a priori, ni culturel ni conformiste.
Par la magie des nouvelles technologies, je retrouve par hasard sur internet, 25 ans plus tard, ce texte que j’avais oublié : “D’un village du Sénégal, une autre vision du développement”... J’y ai jeté un coup d’œil suspicieux, mais mon inquiétude s’est vite apaisée ! Je n’étais pas ridicule, et je ne radote pas non plus… la réflexion s’est approfondie, a mûri, s’est enrichie de l’expérience vécue.
A cette époque –là j’avais eu l’insolence d’interpeller Guy Belloncle, sociologue de renom, sur son livre “La question paysanne en Afrique Noire”. Il y écrivait, c’était en 1982 (mais cela aurait aussi bien pu être aujourd’hui !) : “si le développement se fait jusqu’ici si peu ou si mal, cela ne peut être en rien attribué à une prétendue passivité paysanne, encore moins à l’obstacle que constitueraient les structures traditionnelles”. Même si je partageais alors son constat, je lui reprochais son idéalisme communautaire qui voulait faire de l’organisation villageoise le modèle d’un nouveau socialisme. "Expert" en animation et en organisations paysannes, il n’a pas eu la condescendance de me répondre, et moi, jeune donc sans doute, dans son esprit, idiot, j’ai fait de son silence un défi.
Actif promoteur des dynamiques qui animent le monde rural, je ne pense pourtant pas qu’elles portent en elles une solution miracle aux problématiques du développement. Mais j’étais convaincu, alors, que l’idée de “co-développement”, qui commençait à émerger, était une piste à approfondir. Et j’en reste persuadé. Nous sommes tous, de plus en plus, et de la même façon, concernés par la tournure qu’est en train de prendre notre monde.
... rejointe aujourd’hui par l’actualité
Et puis, justement, au moment où je travaillais sur les dernières retouches à ce texte, un communiqué du Conseil des ministres du 17 Janvier 2013 informe que le Chef de l’Etat, Macky Sall, a exprimé sa volonté de jeter les bases d’une véritable politique de développement et de mise en valeur des potentialités nationales pour la décennie à venir, et a donné des instructions pour que soit d’ores et déjà élaborée, pour en marquer le cadre, une “loi d’orientation pour le développement durable des territoires”.
Et si on parlait plutôt de développement durable …à partir des territoires ? C’est là le fonds de la réflexion proposée dans ces pages.
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